il n’y a pas que le mariage gay pour cristalliser les nouvelles querelles anciens/modernes. Il y a aussi le livre numérique. Autant je n’ai rien contre le premier, autant je n’ai guère d’inclination pour le second…
C’est d’abord une question de goût, de plaisir de lecteur, et cela tient à une raison sentimentale, voire viscérale (le tempérament réactionnaire est signe de mélancolie). Je n’aime pas ça tout simplement, et je ne parviens pas à lire un texte long sur support numérique et sur écran, y compris sur un Kindle. En revanche, je passe beaucoup de temps sur le net, à télécharger ceci et cela, mais dès que c’est un peu long: j’imprime (ou pas selon mes moyens). J’ajoute que l’absence de volume m’empêche de me repérer et de progresser dans la lecture. Simple question d’habitude, de virage à prendre ou est-ce plus profond? cette réaction éminemment personnelle m’empêche bien sur de prononcer des jugements et d’exprimer des positions politiques ( de type luddiste) sur la question.
De plus, j’ai déjà tellement de mal à lire (surtout des romans), à trouver le temps et la concentration nécessaire pour m ‘immerger dans un texte long, une narration suivie (exactement le même symptôme décrit par Nicholas Carr dans Internet rend il bête: d’ailleurs c’est dans les périodes de déconnexion que je lis le plus) que la lecture d’un livre papier me prend plusieurs jours. De ce point de vue, une liseuse ne m’apporterait aucune valeur ajoutée, au contraire elle risque de m’écraser. Quant au choix, augmenté par le numérique, il paralyse aussi…
certes, pouvoir emporter avec soi une bibliothèque, c’est génial, on peut y voir une forme de progrès, c’est vrai que quand je pars en voyage, meme en week end, et que j’embarque plein de bouquin, je suis pris de doute…
Mais qu’en est-il si vous ne lisez qu’un livre ou deux par semaine ou mois? Dans les arguments que je lis ici et là, je crois que les gens confondent un peu les capacités de stockage et la vitesse humaine de lecture. On mélange donc capacités machiniques et compétences humaines. Or pour reprendre une formule de Gunther Anders, on constate un « décalage prométhéen » entre l’un et l’autre. Lire numérique ne vous fait pas lire plus vite que lire papier. Il faudra autant de temps à l’oeil et au cerveau pour lire Illusion perdues sur papier que sur Ipad. En ce qui concerne l’acte de lecture en soi, Il n’y a donc à ce niveau aucun progrès. PIre, le support numérique, tel un petit frère de deep blue, souligne cruellement vos lenteurs humaines, trop humaines. Et la fait d’avoir plus de choix, plus d’options possibles, ne signifie pas que vous lisez plus…
Enfin, il faut bien comprendre que le livre n’est pas n’importe quel objet. c’est un artefact doté d’une forte charge symbolique, qui certes n’est pas éternel: un mixte matériel-spirituel (primitivement le livre transmet la parole sacrée, la sainte écriture: la bible). Il renvoie à une civilisation ancrée dans le temps, qui avec cet objet avait trouvé le vecteur idéal de transmission: la civilisation du livre, la république des lettres etc. Or, les partisans du numérique oublient le degré de rupture totale que représente cette technologie. C’est clairement un processus de destruction créatrice, même si il permet aussi un retour au passé. On n’est pas à un paradoxe prés. Mais la lecture papier vous inscrit dans le temps, dans cette continuité de la civilisation du livre, qui suppose le maintien et permanence de cet objet, qui n’a guère varié dans sa forme depuis 500 ans. Or il y a des doutes sérieux sur la pérennité des supports numériques ( à moins de cent ans) sans parler de la raréfaction des métaux.
Je crois que lorsqu’un lecteur passe enfin au numérique, il a intuitivement la sensation d’avoir franchi un cap, une transgression, peut être irréversible. Il change de monde. Au fond, il fait le choix de l’instant, du présent, au détriment du temps long…
Il s’embarque pour un nouveau monde, sans doute merveilleux (mais entièrement déterminé par la technologie et les algorithmes), mais il sent bien aussi qu’il en abandonne un autre, l’univers du papier et du codex, et la civilisation qui lui est liée…alors vers quoi se dirige le digital reader?